Le 6 octobre 2009 La cantatrice Chauve de Ionesco, revisitée par le bisontin Lagarce, était sur la scéne du Théâtre Musical de Besançon.
Les dialogues absurdes et l'attitude des personnages ont déclenché les rires d'une salle pleine à craquer.
17 ans après la mise en scène de Jean-Luc Lagarce, mort du sida en 1995, les comédiens de sa Cantatrice chauve ont initié un projet théâtral hors du commun en remontant à l’identique cette création originale de 1992.
Sous la responsabilité artistique de l’un d’entre eux, François Berneur, les souvenirs de chacun ont été collectés de manière à restituer pas à pas les consignes de la direction d’acteurs originelle, considérablement aidée en cela par les retrouvailles avec le décor, miraculeusement intact.
Ainsi telle une psychanalyse permettant de faire resurgir l’ensemble d’un contexte déstructuré, les conflits et attirances des personnages purent retrouver les repères d’un cadre que précisément Eugène Ionesco avait, lui, dynamité de l’intérieur.
Cette quête de l’auteur en but de révéler l’absurde, transgressé par la démarche du metteur en scène exacerbant la perception d’un décalage, va se trouver ainsi réactualisée et donc clonée par les protagonistes initiaux pris au jeu abyssal de reconstituer un puzzle d’autant plus opaque qu’ils en étaient à l’époque les marionnettes et non les observateurs.
Et pourtant, non seulement cette expérience fonctionne, mais elle agit tel le révélateur d’une volonté créatrice qui trouve son véritable aboutissement dans la pérennité du délire concerté.
Deux couples anglais, copie conforme au détail vestimentaire près, mais dont la disparité morphologique renforce l’ensemble des dysfonctionnements de perspective que la pièce va organiser de manière récurrente, vont se côtoyer le temps d’une soirée sur une pelouse d’un vert fluo et où une façade de maison et une haie délimiteront l’imaginaire d’un espace clos mental. Si le capitaine des pompiers devait mettre le feu à la bonne, tout malentendu ou autre équivoque devront être mis au crédit d’un imbroglio rituel dont plusieurs tentatives de fin seront mises à l’épreuve des spectateurs.
Jean-Luc Lagarce (1957-1995) est actuellement l’auteur contemporain le plus joué en France. Metteur en scène de textes classiques aussi bien que de ses propres pièces, c’est en tant que tel qu’il accède à la reconnaissance de son vivant.
Depuis sa disparition, son œuvre littéraire (vingt-cinq pièces de théâtre, trois récits, un livret d’opéra…) connaît un succès public et critique grandissant ; elle est traduite en vingt-cinq langues.
Parcours de Jean-Luc Lagarce
Quand Jean-Luc Lagarce est mort (du sida) le 30 septembre 1995, c’était un metteur en scène connu mais un auteur encore méconnu. Certes, plusieurs de ses pièces avaient été jouées avec succès mais d’autres étaient restées dans le tiroir ou incomprises. Sa notoriété n’a cessé de croître depuis sa disparition et aujourd’hui Jean-Luc Lagarce est considéré comme un auteur classique contemporain, à l’instar d’un Bernard-Marie Koltès (mort du sida peu avant Lagarce) dont la notoriété a été plus précoce grâce à l’aura de Patrice Chéreau, qui montait ses pièces. Lagarce, lui, montait les siennes.
Si Lagarce n’a pas été reconnu de son vivant comme un auteur important, c’est peut-être que le langage théâtral de ses pièces était trop en décalage, trop novateur.
Aujourd’hui, c’est l’un des auteurs coqueluches des cours d’art dramatique, un auteur chéri des troupes amateurs et de plus en plus prisé par les meilleurs metteurs en scène, toutes générations confondues.
Il est traduit dans une quinzaine de langues. Les colloques, les études universitaires et les publications se multiplient.
En 2008, l’une de ses pièces a été créée salle Richelieu, la grande scène de la Comédie-Française.
Jean-Luc Lagarce est né le 14 février 1957 – il aurait donc eu 52ans en 2009 – dans le pays de Héricourt (Haute-Saône) et a passé toute sa jeunesse à Valentigney, une petite bourgade, fief des usines automobiles et des cycles Peugeot où ses parents travaillaient comme ouvriers ; il est aussi le rejeton d’une culture protestante.
Au collège, une femme, professeur de français-latin, initie les élèves au théâtre : Lagarce, 13 ans, écrit pour la classe sa toute première pièce (perdue).
A 18 ans, son baccalauréat en poche, il part vivre à Besançon, la grande ville de la région, s’inscrit à la faculté de philosophie et au conservatoire d’art dramatique de la ville.
Bientôt, avec quelques élèves du conservatoire, il fonde une compagnie amateur, la Roulotte, nom qui rend hommage à Jean Vilar.
Parallèlement Jean-Luc travaille à un mémoire universitaire sur le thème « Théâtre et pouvoir en Occident ».
Quelques années plus tard, il abandonne l’université ses études (et un travail en cours sur le marquis de Sade) pour se consacrer entièrement au théâtre : sa compagnie devient professionnelle.
La Roulotte est basée à Besançon, mais n’a pas de lieu propre excepté un bureau.
Elle répète où elle peut et est hébergée le temps d’un spectacle dans les théâtres de la ville. Dès lors, Jean-Luc Lagarce va mener une double vie d’auteur et de metteur en scène.
La compagnie de la Roulotte sera progressivement subventionnée par les collectivités locales, régionales et bientôt par le ministère de la Culture.
En tant qu’auteur Lagarce recevra l’appui de Théâtre Ouvert, un organisme subventionné basé à Paris qui vise à mieux faire connaître les auteurs de théâtre contemporain. Il obtiendra également plusieurs bourses du ministère de la Culture ; en outre, certains théâtres lui commanderont des pièces.
Théâtre et pouvoir en Occident partait du théâtre grec, passait par le siècle classique (le XVIIe), allait voir du côté de Tchekhov et s’achevait sur quelques grands noms du théâtre des années cinquante : Ionesco, Genet, Beckett. Comment écrire après eux ? Lagarce posait la question.
Il va commencer par mettre ses pas dans ceux de Ionesco en écrivant quelques pièces marquées par le théâtre de l’absurde (dont Erreur de construction, Carthage, encore), revendiquant ouvertement l’héritage en faisant référence à La Cantatrice chauve, pièce que le metteur en scène Lagarce montera beaucoup plus tard avec un grand succès. Sa pièce Les Serviteurs fait des clins d’œil aux Bonnes de Jean Genet.
Quant à Beckett, Lagarce montera très tôt trois de ses courtes pièces après avoir mis en scène plusieurs montages à partir de textes de l’Antiquité grecque : Clytemnestre puis Elles disent…, spectacle inspiré de l’Odyssée, histoire du retour d’Ulysse au pays natal, un motif qui allait être récurrent dans plusieurs des grandes pièces de Lagarce.
Voyage de Madame Knipper vers la Prusse Orientale, sa première pièce à être montée à Paris, fait référence à Tchekhov. C’est une pièce où Lagarce affirme son univers et façonne son style. Le lieu où se passe l’action est « le plateau nu d’un théâtre », des personnages sont réunis dans l’errance : ils fuient la guerre quelque part en Europe.
La guerre n’est jamais là dans les pièces de Lagarce mais elle rôde souvent en coulisses. On retrouve cette structure dans Vagues souvenirs de l’année de la peste où un groupe de personnages a fui la peste qui sévissait à Londres.
Dans cette errance, les personnages parlent de leur vie passée. Il ne se passe rien ou presque dans les pièces de Lagarce, l’intrigue est on ne peut plus mince, tout est dans la langue, la parole, le dit, le comment dire et le non-dit.
Knipper est une actrice. Le monde du théâtre, des tournées, des coulisses est au centre de plusieurs pièces comme Music-hall (une artiste flanquée de ses deux boys ressasse ses tournées), Hollywood (inspirée par le monde du cinéma et de la littérature américains – à commencer par Fitzgerald –, la pièce mêle des personnages de roman et d’autres ayant existé), Nous, les héros (qui fait référence au Journal de Kafka, et évoque la vie d’une troupe en tournée dans l’Europe centrale à la veille d’une guerre).
Cette dernière pièce, Jean-Luc Lagarce l’avait écrite pour les acteurs de sa mise en scène à succès du Malade imaginaire de Molière.
Et c’est en s’inspirant d’un vieux manuel que Lagarce écrira Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, pièce pour une actrice.
Histoire d’amour (repérages), De Saxe, roman et Histoire d’amour (derniers chapitres), forment une informelle trilogie intimiste d’une histoire entre deux hommes et une femme à travers le temps.
On retrouve ce trio dans Derniers remords avant l’oubli : l’un des hommes s’est marié, la femme aussi, ils ont eu des enfants, l’autre homme est resté dans la maison où les trois vivaient naguère, ils se retrouvent avec leurs conjoints et la fille d’un des couples, pour vendre la maison. Ils repartiront sans rien avoir décidé.
De l’intime on est passé au tableau d’une certaine société.
Plusieurs pièces comme Retour à la citadelle, L’Exercice de la raison (restée inédite jusqu’en 2007) et Les Prétendants brossent un tableau satirique des lieux de pouvoir à la faveur d’une nomination.
On nomme un nouveau gouverneur, un nouveau directeur, la pièce se situe là, dans ce moment de bascule de l’investiture, entre l’ancien et le nouveau.
L’humour et le regard caustique de Lagarce y font bon ménage ; mais on retrouve cet humour partout, y compris dans ses dernières pièces, plus sombres puisqu’il y est question d’un enfant qui revient au pays natal à l’approche de la mort. Ce retour du fils peut être hypothétique, rêvé – comme dans J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, où cinq femmes attendent le retour d’un frère, d’un fils parti il y a longtemps –, ou effectif – comme dans Juste la fin du monde, qui se passe dans un cercle familial.
Dans Le Pays lointain, ce cercle rejoint l’autre famille, celle que le héros s’est choisie : amantes, amants, amis.
Cette pièce ultime, Jean-Luc Lagarce l’achèvera quinze jours avant de disparaître.
Quand on la lira, quelques mois après sa mort, cela sera un choc émotif d’abord, puis bientôt un éblouissement.
Il écrit son "Journal" publié par "Les Solitaires Imtempestif"
Journal 1977-1990
"J’écris principalement mon Journal dans les cafés. Je pars marcher et j’emporte mon cahier glissé sur le devant‚ sous le pull ou retenu par la ceinture du pantalon ou encore dans un sac. Il m’arrive de l’écrire très tard dans la nuit‚ jusque dans mon lit. Et je peux noter de petits événements avec plusieurs jours de retard‚ voire une semaine ou deux."
Ce premier volume, qui commence avec l'entrée en théâtre de Jean-Luc Lagarce, s'achève sur son séjour à Berlin en 1990. Il présente les quinze premiers cahiers de son journal qui en compte vingt-trois. Les cahiers I à IX ont été résumés par Jean-Luc Lagarce sous le titre Itinéraire.
Journal 1990-1995
"Je n’ai jamais interrompu mon Journal‚ j’y ai consacré machinalement beaucoup plus de temps encore‚ j’allais m’asseoir dans les cafés et je tenais mon petit registre et pour ne pas me noyer définitivement‚ j’ai tenté aussi de mettre au propre les cahiers précédents. Chaque jour‚ j’ai recopié calmement les années précédentes. Peut-être les choses reviendront-elles sans trop de violence, on se dit cela, je ne sais pas. On peut écrire sans écrire‚ tricher‚ mais aussi rester là en silence‚ inutile ou impuissant. Quelque texte essentiel se construit dans la tête sans plus aucun désir de le voir sur le papier‚ sans plus aucune force de le donner‚ ne serait-ce qu’à soi-même."
Ce second volume, qui débute lors du séjour à Berlin de Jean-Luc Lagarce en 1990, présente les derniers cahiers, XVI à XXIII, de son journal.
Ouvrage publié avec le concours du Centre Régional du Livre de Franche-Comté et de la Région Franche-Comté.